enjeux scientifiques sur la mondialisation ( lieux de commandements) Saskia Sassen
L'archipel des villes globales
On a parfois tendance à imaginer l’économie mondiale comme une vaste étendue lisse, où l’on pourrait colorier nettement les zones de prospérité et de pauvreté. Cette image est trompeuse. Plutôt que d’« une » économie mondiale, il convient de parler d’une multiplicité de circuits qui connectent différents types de villes et de régions. Plus de soixante circuits de la finance et plusieurs circuits du pétrole coexistent ainsi avec les mille géographies de la production industrielle mondialisée. Aucune ville, pas même les capitales économiques de la planète, n’appartient à tous ces circuits. Par exemple, la métropole indienne de Mumbay participe au circuit mondial de l’investissement immobilier qui inclut notamment des villes aussi différentes que Londres et Bogota. New York et São Paulo figurent parmi les nœuds majeurs du négoce global du café. Shanghai domine de son côté le circuit du cuivre. Si Londres se dégage du lot, avec une douzaine d’autres villes, c’est qu’elle est raccordée à un nombre inhabituellement important de ces circuits urbains mondiaux, de la finance au conseil en management, en passant par une grande diversité de services aux entreprises.
La complexe géographie des réseaux de métropoles
Considérée ainsi, l’économie globale n’a rien de lisse. C’est une étendue irrégulière, dont le relief traduit la complexe géographie des réseaux de villes. Ceux-ci ne doivent pas leur prolifération aux seules forces économiques. Migrations globales, échanges culturels, foires internationales de l’art ou du design ou encore mobilisations de la société civile mondiale en faveur de causes planétaires contribuent eux aussi à les tisser (1). La géographie émergente de ces réseaux urbains mondiaux se profile en tout cas comme une infrastructure complexe de la mondialisation. En retour, les réseaux de la mondialisation s’urbanisent progressivement : tant les réseaux d’affaires que ceux de la société civile mondiale mettent en relation des citadins.
A partir de là, il est possible d’apprécier la spécificité du positionnement d’une métropole dans les réseaux mondiaux, ainsi que de repérer l’ensemble des villes auxquelles elle est raccordée de par le monde. La puissance d’une cité se mesure désormais à la variété et au nombre de ses connexions. On peut dire inversement que celles-ci sont d’autant plus importantes et diversifiées que la ville est puissante. Mais on ne peut s’en tenir là. Les recherches empiriques mettent en évidence de grandes différences dans le positionnement global des villes. Elles ne font pas toutes la même chose. Chacune est une combinaison de fonctions économiques spécifiques et de connexions globales particulières. Ce constat invite à nuancer sérieusement l’idée selon laquelle les villes seraient en concurrence les unes avec les autres. Il convient plutôt de parler d’une répartition des tâches entre les grandes agglomérations de la planète.
Il n’y a donc pas lieu d’identifier une ville globale idéale. Dans une économie constituée de réseaux de portée mondiale, aucune métropole ne peut prétendre occuper la place laissée vacante par les capitales des anciens empires. Celles-ci prétendaient contrôler un espace organisé de manière verticale. Ainsi l’infrastructure ferroviaire britannique connectait l’intérieur du territoire colonial à une ville portuaire principale mais ne cherchait pas à relier entre elles les villes de l’intérieur. L’organisation spatiale contemporaine est fort différente : les firmes globales localisent leurs activités dans un grand nombre de villes, chacune en suivant le schéma qui convient le mieux à ses objectifs et sa spécialité. Du coup, s’il est vrai que Londres appartient au peloton de tête des villes globales, elle n’en souffre pas moins de carences notables dans certains domaines, de sorte que pour de nombreuses firmes globales, la capitale britannique n’est pas un passage obligé.
Des compétences variées d’une ville à l’autre
Dès lors que l’on prend acte de la grande spécialisation des villes, on fait d’ailleurs une découverte intéressante : l’insertion des métropoles dans l’économie globale de la connaissance est modelée par leur histoire longue. Ce constat va à l’encontre de l’idée selon laquelle la globalisation gommerait les spécificités des grandes métropoles. Certes les normes managériales ou comptables tendent à s’homogénéiser, les quartiers d’affaires ou les centres commerciaux de luxe de par le monde adoptent rapidement le dernier cri des technologies de la construction. Mais la mondialisation continue de mettre à profit des compétences économiques spécifiques qui varient beaucoup d’une ville à l’autre. Londres a par exemple mis plusieurs siècles à développer un savoir-faire dans la gestion de vastes géographies impériales. Elle a toujours su gérer de complexes transactions transfrontalières et les tensions qui allaient de pair. Pas étonnant dans ces conditions qu’elle soit devenue aujourd’hui une ville globale prééminente.
Les compétences nécessaires pour agir globalement, qu’il s’agisse de commerce, de finance, d’offres de service ou d’investissement, ne se déduisent pas simplement du pouvoir des firmes multinationales ou des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Elles doivent être fabriquées. Dans la pratique, c’est une myriade de prestataires de services très spécialisés qui se chargent de développer de nouveaux instruments (de financement, d’investissement, de comptabilité, etc.) pour le compte des grandes entreprises mondiales. C’est ce qui explique, au passage, la forte croissance et les profits considérables générés par le secteur des services spécialisés aux entreprises. Or, la ville globale contemporaine apparaît justement comme le lieu où de tels savoir-faire peuvent voir le jour, même lorsqu’ils requièrent la participation d’un grand nombre de firmes étrangères, comme c’est le cas de villes aussi différentes que Beijing ou Buenos Aires. Chacune des 70 villes globales, de premier ou de second plan, contribue à produire de telles compétences pour leurs pays respectifs. Chacune d’elles opère ainsi comme une sorte de passerelle économique entre le national et le global. Grâce à cette géographie des villes en réseaux, la plupart des 300 000 multinationales qui existent dans le monde ont conservé leurs sièges dans leurs pays d’origine, et ce malgré les milliers de filiales et de centres d’approvisionnement offshore qu’elles peuvent posséder de par le monde.
La complémentarité plutôt que la concurrence
Si l’on se penche sur une région aussi vaste et diverse que l’Europe, il apparaît clairement que plusieurs villes y constituent des centres d’opération clés pour les entreprises multinationales, chacune grâce à une combinaison d’atouts qui lui est propre. Derrière le trio de tête Londres, Paris, Francfort, on trouve Amsterdam, Madrid, Copenhague, Stockholm, Zurich, Milan et Berlin. Cette diversité indique que, pour réaliser leurs opérations globales, les entreprises s’appuient en Europe sur une plateforme multisite, articulant les services offerts par plusieurs villes. Une capitale comme Copenhague est ainsi devenue une sorte de Dubaï pour l’Europe : un centre à partir duquel les entreprises mettent en œuvre des initiatives de portée européenne. Lorsque les firmes s’y installent, ce n’est donc pas seulement pour investir dans le pays.
Vu de l’autre côté de la lorgnette, lorsqu’une firme souhaite devenir globale, elle doit poser les pieds dans une pluralité de villes, chacune constituant un point d’entrée dans une économie nationale. Pour certaines entreprises, il apparaît préférable de recourir aux plateformes de services de Dubaï et de Singapour, ou encore de Copenhague et Zurich. Ce qui montre bien que les entreprises multinationales n’ont pas besoin d’une seule ville globale, fût-elle la meilleure au monde. Selon la spécialité d’une firme, certaines villes lui seront plus utiles que d’autres. Et même si elles souffrent de sérieux inconvénients, comme c’est le cas des grandes mégapoles latino-américaines que sont Mexico et São Paulo, elle y localisera ses activités.
Cela contribue à expliquer pourquoi le nombre de villes globales continue à augmenter depuis les années 1980 et pourquoi aucune d’entre elles ne disparaît, même depuis la crise financière de 2008. Celle-ci a eu pour effet de détruire un certain nombre d’entreprises et de réduire la capitalisation des firmes et des marchés boursiers. Certains secteurs ont clairement été plus touchés (ou disciplinés…) que d’autres. Aucun des centres urbains de la mondialisation ne s’est en revanche trouvé hors-jeu.
L’édition 2008 du MasterCard Worldwide Centers of Commerce Index, une large étude portant sur 75 villes et plus de 60 indicateurs a révélé deux évolutions majeures (2). En premier lieu, elle a mis en évidence une montée en puissance des villes européennes et un déclin relatif des villes américaines. Ce mouvement de balancier traduit une transformation de portée planétaire : l’émergence d’un monde multipolaire. Pendant que Los Angeles passait du 10e au 17e rang mondial et que Boston dégringolait de la 12e à la 23e place, quelques villes européennes et asiatiques investissaient le haut du classement. Madrid est ainsi passée de la 17e à la 11e place et Shanghai de la 32e à la 24e (3). On aurait tort d’en déduire un appauvrissement des villes américaines. On assiste plutôt à l’essor d’autres régions du monde, dans un contexte où, comme on l’a souligné, les dynamiques globales s’appuient sur la complémentarité entre une multiplicité de villes.
L’étude montre en second lieu qu’aucune ville globale n’est en mesure de rivaliser avec les autres sur tous les terrains. Londres et New York n’échappent pas à la règle. Les deux métropoles obtiennent un faible score dans plusieurs domaines. Aucune des deux n’apparaît par exemple dans les dix premières villes globales dès qu’il s’agit de créer une entreprise ou de la fermer. On constate même, contre toute attente, que la « facilité d’entreprendre » n’est pas particulièrement leur point fort. Sur un indicateur comme la « facilité d’entrée et de sortie » (dans un secteur donné), Londres figure ainsi au 43e rang et New York au 56e… Plus étonnant encore, Londres n’est que la 37e ville du classement en ce qui concerne le respect des contrats et la 21e sur le plan de la protection des investisseurs. La ville globale qui occupe la première marche du podium pour ces trois indicateurs est… Singapour. Moins surprenant, New York ne se classe que 34e sur la « santé et sécurité », l’un des indicateurs de la qualité de vie. Dans le monde émergent, Mumbay et São Paulo appartiennent de leur côté aux 20 premières villes dès lors qu’il s’agit des services financiers et des services aux entreprises. Ces atouts sont néanmoins contrebalancés par de sérieux points faibles qui leur font perdre des places au classement général : elles enregistrent notamment de faibles scores dans le domaine de « la facilité d’entreprendre », ainsi que dans celui de la qualité de vie, du fait des faibles niveaux de bien-être de vastes secteurs de leur population respective.
Le lourd tribut payé à la globalisation
La capacité d’une métropole à offrir une plateforme d’opérations pour les firmes multinationales n’est pas sans lien avec l’urbanisme. Amorcée dans les années 1980, puis accélérée dans les années 1990, la reconstruction des centres-ville est ainsi partie prenante de ce nouveau rôle économique. Certains quartiers historiques ont en effet été reconvertis en centres névralgiques de la globalisation économique, culturelle ou politique. A New York, Times Square était un quartier populaire aux loyers bon marché avant d’être reconstruit dans les années 1990, pour recevoir des immeubles d’affaires de grand standing. A Londres, Hackney, une zone déshéritée qui accueillait des populations immigrées, et les anciens Docklands, traditionnellement habités par des cols bleus, sont en passe de devenir des quartiers d’affaires. Accompagnant ces mutations, l’architecture et l’urbanisme sont devenus plus visibles au cours des deux dernières décennies.
Les villes ont néanmoins payé un lourd tribut au nouveau régime de croissance économique. Elles ont toutes expérimenté, et massivement, des déplacements de ménages modestes et d’entreprises à faible rentabilité depuis les centres-ville réhabilités et les nouveaux quartiers d’affaires vers les périphéries urbaines. La crise financière a de son côté impliqué un coût spécifique pour les villes. New York a par exemple perdu 10 milliards de dollars en raison de dettes immobilières impayées. Pire, les logements concernés sont souvent restés vacants et dévaluent aujourd’hui les quartiers résidentiels. Or ces coûts sociaux ne sont pas compensés par les revenus générés par les services aux entreprises multinationales. Etant donné le rôle crucial de ces services dans le fonctionnement de l’économie globale, cela plaide pour que les dirigeants politiques, lesleaders associatifs et les élites managériales négocient une répartition des richesses plus favorable aux villes. Toutes les parties en présence auraient à y gagner. C’est là en effet un enseignement décisif des enquêtes empiriques : les villes assument mieux leurs fonctions économiques globales lorsqu’une classe moyenne importante y prospère que lorsqu’elles sont marquées par de fortes inégalités, voire des conditions de vie misérables pour de nombreux ménages. Il apparaît que les grandes entreprises mondiales rechignent à s’installer dans des villes marquées par de lourds problèmes sociaux. C’est précisément pour cette raison que les villes européennes ont mieux réussi que les américaines.
Or les dirigeants des grandes villes mondiales pourraient bien être tentés non seulement de reconduire les avantages qu’ils accordaient déjà à la finance, mais de rivaliser de faveurs afin de capter ses activités. Cette concurrence risquerait d’accentuer la concentration des richesses entre les mains d’une minorité d’entreprises et de ménages. Les élites londoniennes, et celles de bien d’autres capitales du monde développé, auraient pourtant avantage à méditer l’expérience de Mumbay et de São Paulo, deux villes qui possèdent deux des centres financiers les plus puissants au monde, mais dont la place dans les circuits globaux est desservie par la dévastation sociale qu’elles abritent.
NOTES :
(1) Cet article se focalise sur les dynamiques économiques urbaines. Pour de plus amples développements dans ce domaine, voir S. Sassen, The Global City, 2e éd., Princeton University Press, 2001, et pour une étude des dimensions politiques et culturelles de la mondialisation voir Critique de l’Etat. Territoire, autorité et droits, de l’époque médiévale à nos jours, Demopolis, 2009.
(2) Le 2008 MasterCard Worldwide Centers of Commerce Index vise à hiérarchiser les villes en fonction de leur rôle économique global. Les 63 variables retenues couvrent un vaste éventail de caractéristiques, depuis des facteurs aussi généraux que le cadre politique et légal jusqu’à des aspects particuliers comme le nombre de jours nécessaires pour ouvrir ou fermer une entreprise, en passant par la qualité de vie et la notoriété globale de la ville.
(3) Les chiffres plus anciens sont issus de l’édition 2006 du MasterCard Worldwide Centers of Commerce Index, qui porte sur des données de 2005.
Saskia Sassen
Titulaire de la chaire de sociologie à l’université de Columbia (New York), auteure deLa Ville globale. New York, Londres, Tokyo, Descartes et Cie, 1998 (nouv. éd. en anglais, 2001), elle a récemment publié Critique de l’Etat. Territoire, autorité et droits, de l’époque médiévale à nos jours, Demopolis, 2009, et Globalisation. Une sociologie, Gallimard, 2009.
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